Le naufrage des stratégies informatiques du gouvernement du Québec
Il y a maintenant dix ans, l’Assemblée nationale du Québec adoptait une motion qui « salue toute initiative en vue de l'édition et de la diffusion de logiciels libres au Québec » et qui « encourage le gouvernement à poursuivre ses efforts pour promouvoir l'utilisation du logiciel libre au sein de l'administration publique ».
Cette motion adoptée à l’unanimité sous le gouvernement Marois est l’aboutissement d’une stratégie gouvernementale initiée par le gouvernement Charest deux années auparavant.
La ministre libérale Michelle Courchesne avec l’appui de sa collègue du Parti Québécois Marie Malavoy, fait adopter un nouveau règlement sur les marchés publics obligeant l’administration à considérer les logiciels libres pour chaque projet informatique gouvernemental.
Quelques mois plus tard, sous la pression de la haute fonction publique et de lobbys, le gouvernement Couillard fait marche arrière toute et fait adopter un nouveau règlement sur les marchés publics informatiques qui ferme définitivement la porte, non seulement aux solutions en logiciel libre, mais aussi aux solutions innovantes des entrepreneurs québécois.
Poursuivie et amplifiée par le gouvernement Legault, cette politique a des effets très rapides et concrets.
En réservant exclusivement les milliards de dollars investis dans la transition numérique aux multinationales étrangères, les entreprises québécoises du numérique sont peu à peu asphyxiées, et c’est toute l’industrie du logiciel au Québec qui, en quelques années, s’effondre, ainsi que le bouillonnant et très dynamique écosystème des entrepreneurs québécois de l’innovation.
Le logiciel libre
De même que l’industrie pharmaceutique ne peut exister qu’en s’appuyant sur un réseau de laboratoires de recherche qui échangent librement et de manière ouverte les résultats de leurs recherches, l’industrie du logiciel ne peut se développer qu’en s’appuyant sur un réseau collaboratif, lieu d’innovations et de créations. C’est ça le logiciel libre.
Sans écosystème du logiciel libre vivant et dynamique, point d’industrie du logiciel tout court.
On ne sera pas étonnés de voir que les plus importants contributeurs mondiaux de logiciels libres se trouvent être précisément les plus gros producteurs de logiciels, dont Microsoft, Google et IBM.
On remarquera aussi que toutes les innovations récentes en génie logiciel, de la blockchain à l’intelligence artificielle, sont issues de ces écosystèmes.
Producteur ou consommateur
En faisant du Québec un consommateur de logiciels et non un producteur, l’État ne se condamne pas seulement à échouer dans sa propre transition numérique, mais s’interdit toute politique économique efficace quel que soit le secteur économique.
L’informatique est un secteur économique transversal qui irrigue tous les autres. Du secteur manufacturier, agricole, culturel, de la santé, de l’éducation, à l’économie des services, l’informatique s’infiltre partout, dans tous les interstices sociaux-économiques de l’activité humaine.
Les gains de productivité et les innovations, tous secteurs économiques confondus passent aujourd’hui par les technologies de l’information.
Sans souveraineté informatique, pas de souveraineté économique tout court.
La fiction de la pénurie de main d’œuvre
La pénurie de main d’œuvre est un point connexe sur lequel il faut s’arrêter. C’est l’argument-massue qui clôt toutes discussions au sujet des stratégies informatiques avec nos décideurs politiques. Nous n’aurions le choix, en raison de cette pénurie, que d’acheter des solutions informatiques « sur tablette auprès de multinationales étrangères. Le Québec ne compterait pas suffisamment d’ingénieurs qualifiés pour mener ces grands projets numériques; la génération des baby boomers partant à la retraite, elle laisse un grand vide sur le marché du travail.
Observons tout d’abord que ce n’est pas chez les baby boomers que l’on compte le plus d’informaticiens.
Remarquons aussi que le Canada a accueilli cette année près d’un million d’immigrants sur son sol, dont de très nombreux experts hautement qualifiés dont le Québec profite largement.
Par contre, on doit interroger les subventions massives et coûteuses à l’industrie du jeu depuis 25 ans (37 % des salaires pris en charge par l’État !). Cette industrie verticale, sans valeur ajoutée pour les autres secteurs économiques, siphonne les meilleurs ingénieurs du secteur informatique et crée une inflation sur les salaires, perverse pour les PME/PMI québécoises.
Un gâchis incommensurable
Passons sur le projet SAGIR, projet d’informatisation de l’État qui date de plus de 25 ans et qui n’est toujours pas terminé. 115 millions de dollars engagés pour le seul mois de juillet dernier, juste en ressources externes, auxquels il faut ajouter les coûts de licences et d’opérations [1].
Passons sur le projet informatique de la SAAQ débuté il y a 8 ans, qui démontre, comme pour le projet de paie fédéral Phénix, que les solutions propriétaires sont tout simplement technologiquement inadaptées aux systèmes d’information modernes.
Passons sur le projet d’identité numérique québécois, où l’on apprend qu’après sept ans, c’est finalement une technologie américaine fermée qui sera choisie.
Passons sur tous ces projets gouvernementaux qui ne cessent pas d’échouer ou de toujours plus coûter, car il y a plus grave.
En détruisant systématiquement l’industrie du logiciel au Québec, c’est toutes les petites et moyennes entreprises et de nombreuses filières spécialisées qui se trouvent fragilisées par cette stratégie économique. Dans son dernier rapport, le ministère des finances annonce que l’entreprenariat a chuté de 19 % et que la tendance semble lourde et durable.
Nos PME/PMI, faute de capacité à se moderniser, disparaissent les unes après les autres. Les chambres de commerce régionales tirent toutes la sonnette d’alarme.
Le naufrage
Il fallait voir le ministre Dubé à la télévision annonçant que le marché du dossier de santé numérique québécois avait été attribué à la multinationale américaine EPIC pour un montant (initial) de 3 milliards de dollars. Son regard était fuyant, son ton grave et ses phrases hésitantes.
Il pouvait mesurer en direct l’effet des politiques destructrices de tout l’écosystème des PME québécoises de l’innovation qu’il avait lui-même menées ces dernières années sous la direction du premier ministre.
Le lecteur pourra mesurer ce que 3 milliards de dollars veulent dire. C’est, dans chacune des 17 régions du Québec, une entreprise de 350 ingénieurs informaticiens hautement qualifiés à qui l’on donnerait 35 millions de dollars de contrats par an pendant 5 ans. Ou bien, c’est 6000 ingénieurs payés 100 000 $ par an pendant 5 ans.
De plus, 3 milliards de dollars injectés dans l’économie locale, c’est un investissement public avec un rendement supérieur à 1. En effet, par les retours d’impôt qu’il produit en cascade, c’est une dépense qui rapportera largement plus à l’arrivée. Ce sont des économies régionales revivifiées, des PME prêtes à affronter les marchés à l’export, un capital humain précieux et mobilisé.
Des décideurs politiques qui ne font pas confiance à leur propre peuple pour relever les défis de leur temps méritent-il de diriger le Québec ?
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